Postface de la traductrice à l’édition française

Écrire, traduire et vivre sous la contrainte

L’idée d’écrire en s’imposant des contraintes n’est pas nouvelle. En fait, rares sont les œuvres qui ne sont régies par aucune règle : la plupart du temps, un auteur respectera minimalement le style associé au type de discours qu’il produit. L’on n’écrit pas une nouvelle comme on écrit de la poésie ou un article scientifique. Certains auteurs choisissent de délibérément s’imposer des contraintes linguistiques plus poussées et ludiques, les plus illustres étant probablement les oulipiens. Citons seulement La Disparition de Perec, un roman lipogrammatique où la lettre « E » est absente, ou encore Cent mille milliards de poèmes de Queneau, un livre- objet qui permet de recombiner des vers pour créer une multitude de sonnets.

La plupart du temps, les contraintes d’écriture produisent un texte où le fond et la forme sont intrinsèquement liés. Il va sans dire que la simple production d’une telle œuvre est un défi de taille. L’auteur utilise les ressources de la langue afin de produire un texte qui repousse les limites de la production textuelle dans une langue donnée justement parce qu’il est produit dans cette langue et dans aucune autre. Or, ce que les lecteurs des œuvres originales ignorent souvent, c’est que les littératures à contraintes sont également traduites. Les œuvres susmentionnées de Perec et Queneau ont été transposées dans d’autres langues. Comment traduire une œuvre où la forme du discours est aussi importante que le fond et un élément à part entière du récit ? Peut-on « traduire » des contraintes ? S’agit-il d’adaptation ? De transposition ?

J’ai entrepris de traduire le roman lipogrammatique Ella Minnow Pea de Mark Dunn après l’avoir déniché tout à fait par hasard tandis que je préparais un travail sur la traduction des littératures à contraintes dans le but de tenter de répondre à ces questions. Je cherchais plus spécifiquement des œuvres à contraintes ayant déjà été traduites, et de courageux traducteurs avaient déjà produit une version allemande (Nollops Vermächtnis, réalisée par Henning Ahren) et une version italienne (Lettere, Fiaba epistolare in lipogrammi progressivi, réalisée par Daniele Petruccioli) de ce roman épistolaire insulaire. Il n’existait pas en version française, par contre, et plus je progressais dans ma lecture, plus je ressentais l’envie irrépressible de tenter l’aventure et d’en réaliser moi-même une traduction.

Ce qui m’a séduite dans le roman de Mark Dunn est le mariage simultané du style épistolaire et de l’écriture contrainte. L’auteur y aborde les thèmes de totalitarisme et de censure, mais ce sont les personnages eux-mêmes qui nous font vivre les effets ressentis de la réduction de leurs moyens d’expression puisque le livre est écrit à la première personne. Les insulaires se voient contraints d’écrire leur correspondance en respectant certaines règles qui leur sont imposées. Une autre particularité est le fait que cette contrainte est annoncée et visible : le récit entier repose sur l’utilisation d’une écriture qui respecte des contraintes que le lecteur ne pourra s’empêcher de remarquer. Dans l’original en anglais américain, les lettres disparaissent peu à peu du texte, ce qui se répercute rapidement sur la capacité des personnages à produire les plus simples discours.

Évidemment, les effets liés à la disparition de certaines lettres en anglais ne se transposent pas directement dans une autre langue. La traduction de cette œuvre suppose donc, par moment, une adaptation du texte. Par exemple, au pangramme connu utilisé en anglais (The quick brown fox jumps over the lazy dog) s’est substitué un pangramme célèbre en français (Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume). Un nouveau pangramme aurait pu être créé pour l’occasion, mais il me semblait plus important de respecter l’effet de popularité préexistant du pangramme choisi. L’ordre de disparition des lettres constituait un autre élément à évaluer soigneusement. La traduction conserve ici presque la même séquence de disparition que l’original anglais, mais la fréquence d’utilisation de certaines lettres étant très différente en anglais et en français, modifier l’ordre de tombée de certaines tuiles s’avérait parfois nécessaire. Enfin, l’auteur invente de nombreux mots dans le roman original et il eût été impensable de traduire ce livre sans y utiliser aussi des mots créés de toutes pièces qui témoignent de l’inventivité des insulaires nollopiens lorsque soumis à des règles brimant sévèrement leur capacité d’expression.

En fait, cette créativité dont font preuve les habitants est au cœur même de la réflexion que ce petit roman d’apparence ludique nous sert : les contraintes n’ont elles qu’un côté négatif ? Au début de l’histoire, les gens contournent les interdits en redoublant d’inventivité, en recourant à des tournures moins fréquentes et en forgeant de nouveaux mots. S’imposer des contraintes peut nous forcer à puiser dans nos ressources pour inventer de nouvelles solutions ou des œuvres originales qui n’auraient tout simplement pas existé sans l’application de ces contraintes – dont le livre que vous tenez entre les mains. Par contre, lorsque les gens sont soumis à trop de contraintes infligées de l’extérieur, ils peuvent à juste raison se sentir piégés, surtout lorsque ces règles s’accumulent contre leur gré et viennent compliquer passablement leur vie quotidienne.

Les contraintes peuvent brimer la liberté, mais paradoxalement, les contraintes peuvent aussi libérer la créativité. Sans contrainte, aucun ordre ni aucun langage possibles. Mais sous trop de contraintes, ce sont la vie et la pensée mêmes qui deviennent inadmissibles.

Le message qui ressort de ce roman est sans contredit un appel à prendre nos responsabilités : l’auteur, le traducteur – l’être humain en général – s’il est contraint, n’est contraint que d’une seule chose, et c’est de choisir les contraintes qu’il accepte de s’imposer ou de tolérer de se voir imposer.

Marie-Claude Plourde
Mars 2013

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