MAURICE PERGNIER

B. I. N° 187 MAI 2013 – MAURICE PERGNIER (Section « BLOC-NOTES » pages 25-26)

Quand Le Monde ... Décryptage des conflits yougoslaves

de Fabrice Garniron, Elya Editions

Derrière ce titre qui demande lui-même à être “décrypté” se dissimule ce qui n’est rien de moins que la véritable histoire des guerres balkaniques des années 1990-2000. Cette histoire véridique y est magistralement restituée, à travers la réfutation, point par point et pièces à l’appui, des énormes distorsions que le discours médiatique a fait subir à la réalité et continue de lui imposer. À travers le passage au peigne fin des articles publiés par le journal Le Monde pendant toute la période, et le patient démontage de leurs falsifications du réel, il rétablit ce réel dans ses droits et reconstitue, dans un contrepoint magistral, le panorama authentique de la décomposition de la Yougoslavie.

Pourquoi opérer ce “décryptage” à travers les articles du Monde, alors que la plupart des médias français tenaient, à des degrés divers, le même discours ? C’est que Le Monde n’a pas seulement accompagné l’évènement comme n’importe quel média ; il s’en est fait un acteur essentiel, en fournissant délibérément une grille de lecture partisane et propagandiste qui a influé sur son déroulement, notamment dans l’intervention internationale. Son statut de “quotidien de référence” a amené la plupart des médias français (et un bon nombre d’étrangers) à aligner purement et simplement leurs présentations sur cette grille de lecture, pourtant lourde d’invraisemblances.

L’ouvrage est impressionnant par son ampleur (plus de 450 pages), par la quantité de données analysées, par la précision et la clarté des analyses. Fabrice Garniron a dépouillé systématiquement, non seulement tous les articles du quotidien parus sur le sujet entre 1992 et 2013, mais également ceux parus dans les décennies précédentes (on verra plus loin pourquoi). Il les met en outre en relation avec un grand nombre de données puisées à d’autres sources, comme les audiences du Tribunal pénal international, les déclarations du Secrétaire général de l’ONU, la Mission d’enquête parlementaire française sur Srebrenica, etc.

Point par point, il dévoile la façon dont les rédacteurs du quotidien mettent systématiquement en relief (voire inventent) ce qui va dans le sens de la vision fabriquée du conflit qu’ils veulent imprimer dans les esprits, et occultent parallèlement tout ce qui va dans le sens contraire. Ce n’est pas l’un des moindres intérêts de l’ouvrage qu’il démonte souvent les falsifications de la période 1992-2000 en puisant dans les articles publiés par le journal lui-même pendant les décennies précédentes, lesquels donnent un aperçu totalement différent (et souvent opposé, parce qu’objectif !) des protagonistes, des rapports de force internes à la Yougoslavie et des germes d’éclatement. Le caractère falsifié des articles de la période incriminée, au service d’un parti pris systématique, ressort alors de manière lumineuse. Une illustration frappante réside dans la mise en perspective de ce que Le Monde donne à penser comme étant le point de départ de toute la tragédie, à savoir le discours prononcé par Slobodan Milosevic au cours de son déplacement à Kosovo Polje en 1987, ou plus exactement une phrase prononcée quasiment “off” en marge de ce discours. Le journal des années 1992-2000 impose l’idée que ce serait cette phrase qui aurait mis le feu aux poudres et contiendrait en germe tous les crimes dont la partie serbe (et elle seule !) s’est rendue coupable et que résument les mots-slogans répétés à satiété par le journal : épuration ethnique, Grande Serbie, génocide, etc. ; Milosevic y serait déjà potentiellement discernable comme le “dictateur” et “boucher des Balkans” à qui la responsabilité des malheurs à venir serait totalement et exclusivement imputable. L’ennui c’est que l’examen des numéros des années 1980 (et à peu près jusque vers 1991) montre que, au moment où les évènements se déroulaient, le son de cloche n’était pas du tout le même : le quotidien observait avec compréhension et même sympathie la démarche de celui dont il allait faire le “boucher des Balkans”, face aux tendances centrifuges qui s’exprimaient déjà dans divers secteurs de la fédération ; il décrivait les exactions dont les Serbes du Kosovo étaient victimes pour les pousser au départ, et soulignait les dangers potentiels de l’irrédentisme albanais. Le ferment belliciste redouté à l’époque par Le Monde n’était pas celui de la Grande Serbie, mais celui de la Grande Albanie. Il n’avait rien trouvé à redire à la phrase prononcée par Milosevic qui, d’ailleurs, restituée dans son contexte, était parfaitement anodine.

La rédaction du quotidien est ainsi prise les doigts dans la confiture, par simple renvoi à ses propres écrits antérieurs. C’est donc à juste titre que Fabrice Garniron qualifie de “fable de Kosovo Polje” cette réécriture et cette réinterprétation rétrospectives, aux seules fins de trouver une origine d’où tout découlerait, dans une “fable” globale fabriquée de toute pièce. Bien qu’aberrante par rapport au réel vécu sur le terrain, la fable construite par Le Monde au fil de ces années n’en est pas moins cohérente avec elle-même ; toutes les composantes en ont été retaillées pour entrer harmonieusement dans la construction d’ensemble. Ce n’était pas très difficile : comme le montre excellemment l’auteur, il suffisait de la rendre étanchement imperméable au réel, et d’y faire entrer chaque nouveau développement sous un angle qui le rend compatible avec le canevas prévu d’avance. Si l’auteur commence son livre par le démontage de la “fable de Kosovo Polje”, parce que Le Monde en fait lui-même un mythe fondateur, il ne suit cependant pas l’ordre chronologique. Il s’attaque successivement aux différentes composantes du discours global tenu dans les colonnes du quotidien, en confrontant les assertions sur lesquelles il se construit aux données fournies par les autres sources disponibles. L’ouvrage se termine sur le passage au crible des écrits du Monde concernant le massacre de Srebrenica, évènement particulièrement important, d’une part parce qu’il marque un tournant dans la guerre en Bosnie, en servant de déclencheur à l’intervention étrangère (qui n’attendait que cela !), et d’autre part parce qu’il constitue un élément emblématique et central du discours du journal.

On ne déflorera pas ici le contenu de ce chapitre ; on dira seulement qu’on y découvre avec surprise que Le Monde, au fil d’un nombre considérable de pages consacrées à l’événement, a été (et continue d’être) aussi prolixe dans la sempiternelle réitération de ses accusations de “génocide” de 8.000 civils, que muet dans sa relation de ce qui s’est passé pendant et après la prise de la ville. Est-ce parce qu’il était impossible de le savoir ? Pas du tout, puisque Fabrice Garniron en fait une reconstitution totalement précise et convaincante, en s’appuyant notamment sur des documents aussi irrécusables que les minutes des procès du TPI. Il rappelle que pendant les faits, les militaires serbes de Bosnie étaient sous surveillance étroite des satellites et des observateurs internationaux, leurs communications espionnées, etc. Peu de détails pouvaient donc être cachés. Si Le Monde garde pudiquement le silence sur le déroulement des faits, c’est que la relation détaillée de la façon dont les choses se sont passées mettrait à mal la version à laquelle il reste attaché, comme un mollusque à son rocher, d’une entreprise génocidaire, dûment planifiée dans le cadre d’une idéologie raciste d’épuration ethnique, pratiquée sur 8.000 civils désarmés.

Loin que les vitupérations du Monde (et, bien sûr, des autres médias et des responsables politiques comme Madeleine Allbright) contribuent à faire la lumière sur le drame de Srebrenica, elles ont au contraire tissé volontairement un épais rideau de fumée pour qu’on n'y aille pas voir. N’importe quel journaliste ou historien, qui s’en donnerait honnêtement la peine, avec les mêmes documents, arriverait à la même conclusion que celle qui ressort de la recherche de Fabrice Garniron. Mais Le Monde continue, quant à lui, de répéter les mêmes imprécations et de taire les circonstances du massacre ; comme le général de la pièce de Cocteau, il “ne s’est jamais rendu, même à l’évidence”... Entre autres mérites irremplaçables, le livre de Fabrice Garniron a celui de fournir la relation la plus complète et la plus circonstanciée à ce jour de ce qui s’est passé à Srebrenica (sans d’ailleurs ménager la partie serbe plus que les autres). L’auteur déploie ses analyses sans aucune acrimonie et sans effets de manche inutiles, à la manière neutre mais implacable d’une démonstration scientifique, aussi modeste dans sa démarche que convaincante dans ses conclusions. Il le fait sans jamais mettre en cause les journalistes, dont les noms n’apparaissent d’ailleurs pratiquement pas. Des faits, rien que des faits ! Ceux-ci parlent tout seuls et à chaque fois font mouche.

Pourquoi Le Monde a-t-il, à partir de 1992, abandonné la ligne d’informateur scrupuleux et pondéré qui a fait sa réputation, pour adopter sur ce sujet une position de soutien propagandiste inconditionnel à tout ce qui visait à abattre l’une des parties en cause ? C’est une question que Fabrice Garniron ne soulève pas ; il se contente de mettre ce choix en évidence de manière lumineuse. La chose reste, pour lors, une énigme. De même que reste une énigme le soutien sans faille apporté à cette mystification militante par des intellectuels exaltés, la conjonction des prétendus informateurs et des prétendus moralistes ayant pour but et résultat ultime de pousser les gouvernements à aller larguer des bombes sur des populations qui ne leur avaient rien fait. Le mystère est d’autant plus grand que Le Monde est un journal français et que la France n’avait, dans l’affaire, aucun intérêt à défendre. Si l’on peut concevoir que l’Allemagne avait une revanche à prendre sur les deux guerres mondiales et voulait reconstituer son pré carré en Europe centrale ; s’il est patent que les Etats-Unis appliquaient là cyniquement leur géostratégie globale d’après Guerre froide, on a peine à imaginer au service de quels intérêts s’est déchaînée cette furia française sous la bannière du Monde. Ce sera le travail d’un autre chercheur d’essayer d’éclairer ce mystère. En attendant, la lecture de ce livre, dont la démonstration est portée par un superbe talent d’écriture, s’impose à tout honnête homme comme une magnifique leçon dans la discipline que les linguistes nomment “analyse du discours”. Elle s’impose aussi, bien sûr, à quiconque est soucieux de voir l’histoire l’emporter sur le bobard, et on ose espérer que les spécialistes d’histoire contemporaine lui réserveront l’attention qu’il mérite.

Maurice Pergnier

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