CHRONOTOPIES / CHRONOTOPICS - INTRODUCTION de l'ouvrage
INTRODUCTION
Nouvelles lectures et écritures des mondes en mouvement
Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Olivier Klein
Le géographe n’est plus le savant du Petit Prince de Saint-Exupéry décrivant des « géographies qui ne se démodent jamais ». C’est un observateur désorienté qui sait que ses cartes vieillissent vite et qui s’interroge sur les dynamiques en cours et sur les modes d’observation et de représentation possibles.
À l'heure de l'information en continu, nous n’avons jamais vécu des temporalités aussi disloquées, hétéroclites et inconciliables. À une concomitance des espaces et des temps a succédé un éclatement, une disjonction conjuguée à une nouvelle temporalité faisant naître de nouveaux agencements, de nouvelles configurations, de nouvelles territorialités et temporalités, un enchevêtrement des « mondes » (Descola, 2014) en mouvement que nous devons appréhender, apprendre à lire et à écrire.
Dans ce contexte, les modes d’observation et les approches conventionnelles de la cartographie et de la carte « représentation géométrique conventionnelle, plane, en positions relatives, de phénomènes concrets ou abstraits, localisables dans l'espace à un moment donné » (CFC, 1990) ne sont plus adaptées.
Il nous faut réapprendre à observer et représenter – « replacer devant les yeux de quelqu'un » – ces nouveaux « mondes » pour y « habiter » au sens du géographe Eric Dardel (1952) : « un mode de connaissance du monde et un type de relations affectives loin d’une approche abstraite ou technocratique de l’espace ».
Il nous faut sans doute réapprendre à « lire » nos environnements au sens où nous avons appris à « lire » les paysages – cette action de déchiffrer tout ce qui nous entoure – avant de passer à l’abstraction, à « l’écriture » – utilisation des signes graphiques, à la représentation, à la cartographie – qui n’a rien à voir avec un document objectif. La carte n’est pas le territoire (Korzybski, 2007).
Dans ce cadre la notion de temps, « signification que les collectivités humaines ont donné au changement, son organisation pour atteindre des objectifs et des valeurs » (Tabboni, 2006) est une clé d'entrée centrale pour l'observation et la représentation des systèmes complexes, des organisations, des sociétés et des territoires en mouvement. Géographes, urbanistes, sociologues et architectes doivent « faire l'effort [...] d'imaginer la ville comme un être à quatre dimensions ou un labyrinthe dans lequel l'individu se déplacerait [...] à la fois dans le temps (t) et dans l'espace (x,y,z) » (Cauvin, Gwiazdzinski, 2002). Il faut s’intéresser à « l’architecture des temps » (Bonfiglioli, 1990), explorer la notion de « chronotope » – « Condition essentielle des rapports spatio-temporels » (Baktine, 1978) telle qu'elle a été assimilée par la littérature – et passer à une approche « chronotopique » (Bonfiglioli, 1999), à l’articulation des deux dimensions, imaginer d’autres outils d’observation, de représentation et d’analyse des espaces et des temps de la « ville polychronique » (Boulin, Mückenberger, 2002).
Bien que très diversifiées, les possibilités de cartographier les temps du quotidien ont longtemps été bridées du fait d’un manque de données pertinentes. Face à ces lacunes, l’accent a davantage été mis sur les techniques de collecte, lourdes mais indispensables, au détriment des représentations associées. Cette étape était un pré-requis incontournable pour disposer de données multidimensionnelles originales et adaptées combinant les dimensions spatiales, temporelles et thématiques d’un domaine d’expertise avant de pouvoir exploiter les potentiels d'innovation en termes de représentations.
Depuis une dizaine d’années, la situation a changé et une masse de données sans précédent est dorénavant accessible grâce à l’explosion quantitative de l’information numérique. De nouveaux outils du quotidien, comme les smartphones et autres objets connectés, ont rendu possible une collecte continue et quasi-automatique de données spatio-temporelles. Renvoyant à la problématique des Big Data, ces progrès technologiques, qui ont démocratisé la géolocalisation, offrent des développements sans limites et ouvrent un nouvel horizon à la cartographie et aux représentations combinant espace et temps. De nouveaux modes de visualisations spatio-temporelles et dynamiques, ont été développés dans le champ de la géographie, de la sociologie, de l’urbanisme, de l’architecture, de la cartographie et de la création artistique. Il convient de les recenser, de les critiquer pour les améliorer ou en imaginer d'autres dans un cadre pluri et trans-disciplinaire.
L’importance de ces questions de représentations, les enjeux en termes de lecture et d’écriture des territoires, les attentes de plus en plus pressantes des professionnels et des citoyens en termes d’expérience et d’existence, obligent naturellement à dépasser le cadre strict de la géographie pour associer d’autres disciplines, d’autres savoirs, d’autres compétences et d’autres acteurs – comme les designers et les artistes – à nos réflexions. Habitant souvent avec difficultés les multitudes d’espaces et de temps des mondes contemporains (Gwiazdzinski, 2002), nous sommes plus que jamais sensibles à leurs vitesses, à leurs rythmes, à leurs épaisseurs, à leurs couleurs, à leurs textures et donc sans doute intéressés à leur « design » et à la co-production de nouvelles synchronies, diachronies et chorégraphies, ce bel « art de composer et de régler des danses et des ballets », qui pourraient s’appliquer à nos villes et à nos modes de vie contemporains.
Nous ne visons pas l’improbable Aleph « lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles » (Borges, 1993), mais une approche spatio-temporelle de nos sociétés et des représentations plus adaptées aux mondes en mouvement favorisant « l’imagibilité » (Lynch, 1960) des systèmes urbains, l’accessibilité des villes et « l’intelligence collective » cette « intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences » (Levy, 1994).
Cet ouvrage qui réunit des savoirs multiples propose de repérer des avancées dans le domaine des représentations cartographiques de l’espace et du temps, d'identifier les apports des arts et des artistes et d’imaginer quelques transferts et hybridations à travers le concept encore flou de « chronotopie » qui nous invite à penser ensemble espace et temps.
La Partie I de l’ouvrage « Hybrider les approches » aborde des représentations sensibles à partir de regards croisés mêlant chercheurs et artistes, réflexions, représentations et performances.
L’architecte et designer italienne Anna Barbara (Politecnico di Milano, Italie), propose de représenter l’espace sensible et dynamique et d’intégrer la dimension performance en représentant à la fois les sens et le temps.
Will Straw de Montreal (Mac Gill University, Canada) explore les cartographies cinématographiques et le film urbain.
Au Brésil l’artiste Daniel Lima s’intéresse aux possibilités offertes par la géolocalisation et aux images satellitaires pour créer sur terre et à différents endroits des mobilisations collectives.
Johanne Sloan (Concordia University, Canada) parle d’un art de la cartographie de l’espace et du temps à propos des villes de Detroit et Windsor.
Le plasticien Philippe Mouillon propose de relocaliser des oeuvres picturales passées dans le paysage actuel créant des chocs de représentation et des hybridations intéressantes.
À travers des performances d’activation du corps en mouvement, la Coréenne Kai Syng Tan (FRSA, Corée) cherche à connecter les individus et les corps et invite chacun à créer ses propres interventions.
Dans la Partie II « Représenter les espaces, les temps et les rythmes », des géographes, sociologues et urbanistes proposent des représentations des temps et des rythmes urbains.
Olivier Klein (LISER, Luxembourg), Luc Gwiazdzinski (UGA, France) et Guillaume Drevon (EPFL, Suisse) mettent en évidence l’importance d’une approche spatio-temporelle de la ville et des territoires, les blocages et les innovations possibles.
L’architecte et urbaniste Marco Mareggi (Politecnico di Milano, Italie) dresse une première typologie de ces représentations.
À Milan les sociologues et géographes Mario Boffi, Matteo Colleoni et Licia Lipari (UNIMIB, Italie) s’intéressent aux représentations des rythmes quotidiens d’usage de la ville et définissent une morphologie dynamique de la cité à intégrer dans les démarches et outils de planification.
Florent Cholat, Luc Gwiazdzinski (UGA, France) et Matteo Colleoni (UNIMIB, Italie) proposent une première approche chronotopique de la vie quotidienne des personnes âgées qui permet d’évaluer leur isolement et de prendre la mesure du phénomène des mobilités inversées des aidants.
L’architecte Alain Guez (ENSA Nancy, France) met en évidence le foisonnement actuel d’études, données et outils développés pour spatialiser les phénomènes territoriaux dans leurs dynamiques temporelles propres et propose de travailler sur les chronotopies dans leurs dimensions à la fois concrètes et narratives à l’articulation entre art et science.
La Partie III propose des perspectives et pistes pour demain.
Josiane Meier et Dietrich Henckel (TUB, Allemagne) se servent de la vidéo pour définir des profils fonctionnels des quartiers à Berlin en croisant des données sur ce qui est disponible, accessible et illuminé à partir d’une analyse des fonctions urbaines, du transport public et de la lumière.
Alexandre Rigal et Dario Rodighiero de Lausanne (EPFL, Suisse) s’essaient à un suivi de la trajectoire des représentations cartographiques en réseau dans le cadre peu analysé d’un colloque. Ils dépassent la seule question des représentations pour enquêter sur le design cartographique comme art du rassemblement.
Guillaume Drevon (EPFL, Suisse), Olivier Klein (LISER, Luxembourg) et Luc Gwiazdzinski (UGA, France) proposent un changement de regard sur les sentiers du quotidien à partir de l’utilisation de la vidéo géo-référencée
Wenbo Hu, Luc Gwiazdzinski (UGA, France) et Wanggen Wan (Shanghaï University, Chine) explorent les possibilités de représentations spatio-temporelles des comportements des consommateurs et produisent des représentations cartographiques de Shanghaï la nuit, à partir des données issues des réseaux sociaux.
S’inscrivant dans l’histoire de la pensée aménagiste à la fois en amont et en aval de la lecture et de l’écriture des mondes en mouvement, les géographes Olivier Soubeyran et Luc Gwiazdzinski (UGA, France) proposent de réfléchir à « L’art de l’improvisation dans un monde en mouvement » : entre observation, lien et explicitation.
Enfin, la richesse de ces différentes contributions permet de conclure sur « l'obligation chronotopique » et d'ouvrir les chantiers d'une nouvelle « politique des temps » où les notions d'éducation, de débats et de confiance sont centrales.
Bibliographie
BAKTINE, M. (1978), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.
BONFIGLIOLI, S. (1990), L’architettura del tempo, Liguori Editore.
BONFIGLIOLI, S. (1999), « Ville et temporalités urbaines » in Urbanisme, n°304, 1999, pp. 23-25.
BORGES, J. L. (1993), OEuvres complètes (tome 1). Paris, Gallimard.
BOULIN J.-Y., MÜCKENBERGER U., 2002, La ville à mille temps, La Tour d'Aigues, Editions de l’Aube.
CAUVIN C., GWIAZDZINSKI L., 2002, « Représenter l’espace, représenter le temps », in BOULIN J.-Y., DOMMERGUES P., GODARD F., La nouvelle aire du temps, Editions de l’Aube, DATAR, pp. 63-91.
DARDEL, E. (1952), L’homme et la terre : nature de la réalité géographique, Paris, Editions du CTHS.
DESCOLA, P. (2014), La composition des mondes, Paris, Flammarion.
GWIAZDZINSKI, L. (2002), La ville 24h/24, La Tour d'Aigues, Editions de l’Aube.
KORZYBSKI, A. (2007), Une carte n'est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Éclat.
LEVY, P. (1994), L’intelligence collective. Pour une anthropologie du Cyberespace, Paris, La Découverte.
LYNCH, K. (1960), The image of the city, Cambridge, MIT Press.
TABBONI S. (2006), Les temps sociaux, Armand Colin.